Article rédigé par Samiha Ajam, Karen Al-Asmar, Pascale Desnoyers et Tania Zubieta
Étudiantes à la maîtrise en orthopédagogie de l’Université de Montréal (dans le cadre du cours Handicaps sensoriels et apprentissage) – Août 2024
Révisé par Audrey Dupont
Dans la conception traditionnelle de l’apprentissage de la langue écrite, l’enfant passe par plusieurs étapes dans lesquelles l’oral joue un rôle fondamental. En français, on reconnait 26 lettres. En théorie, les lettres servent à transcrire un son. Toutefois, à l’oral, on distingue 36 sons et plus de 130 façons de les représenter. Cela signifie qu’une lettre peut représenter deux sons (la lettre c peut se prononcer /k/ ou /s/), un son peut être représenté par plusieurs lettres (le son /s/ peut s’écrire « ss », « c », « t », etc.) et, finalement, plusieurs lettres peuvent représenter un seul son (le son /o/ peut s’écrire « o », « au » ou « eau »). Avant d’apprendre à lire et à écrire, les enfants développent une conscience phonologique, c’est-à-dire une capacité à identifier et à manipuler les sons dans les mots. Par exemple, ces derniers sont invités à reconnaitre le son /o/ dans le mot « bateau ». Cela inclut la reconnaissance des rimes et des syllabes. Ensuite, les enfants apprennent que les sons de la langue orale sont représentés par des lettres ou des groupes de lettres (le son /o/ peut s’écrire « o », « au » ou « eau »). Les enfants entendants reçoivent un enseignement explicite de la correspondance lettre-sons. Ceci témoigne la place prédominante de l’oral dans l’apprentissage de la langue écrite. La question suivante se pose alors : comment favoriser le développement de la production de l’écrit d’apprenants sourds signeurs en classe spécialisée ? Dans cet article, nous comparerons les caractéristiques linguistiques de la langue française et de la langue des signes québécoise (LSQ). Ensuite, nous définirons le développement langagier des enfants sourds signeurs et analyserons leurs difficultés en production écrite en langue française écrite. Enfin, des pistes didactiques seront proposées.
Les caractéristiques linguistiques du français et de la LSQ
Le tableau 1 ci-bas a pour objectif de mettre en parallèle les caractéristiques linguistiques de la langue française avec celles de la LSQ. Ce parallèle permet de faire ressortir les similitudes et les différences entre ces deux langues afin d’illustrer les influences de la langue signée sur l’apprentissage du français écrit chez les enfants Sourds signeurs. Ce qui permettra, plus loin dans cet écrit, d’expliquer certaines caractéristiques de l’écriture des jeunes scripteurs Sourds. Cette démarche a pour objectif de réfléchir au rôle de la langue signée dans les démarches didactiques d’enseignement orientées vers le public Sourd.
Tableau 1 : Une synthèse de grammaire comparée entre la LSQ et le français (Bouchard et al., 1999, Dubé et Lelièvre, 2000 et Parisot et Lelièvre, 2004)
Développement langagier chez l’enfant sourd signeur
L’apprentissage d’une langue des signes offre aux enfants sourds la possibilité de développer leurs compétences linguistiques à un rythme plus rapide que s’ils utilisaient une langue orale (Niederberger et Prinz, 2005). De plus, ces mêmes auteurs confirment que cela permet d’accéder à la richesse culturelle et littéraire des signes, notamment à travers l’humour, les contes et la poésie, ce qui facilite ensuite leur apprentissage de la langue écrite dans leur environnement. Un des défis majeurs auquel sont confrontés les enfants sourds sévères et profonds dans leur développement est l’apprentissage du français écrit à leur rentrée à l’école. Les enfants sourds utilisent difficilement leurs compétences linguistiques en français en raison de leur manque d’accès à l’information auditive (dimension nécessaire à l’apprentissage du français écrit, comme explicité plus tôt). Ils doivent donc souvent apprendre à lire et à écrire en français, malgré l’absence de la base du français oral. Afin de combler le manque auditif, le sens de la vue est davantage exploité. Certaines recherches tendent à montrer que les élèves sourds utilisent davantage des stratégies visuo-graphiques afin de mémoriser les mots de manière efficace et de les produire correctement par la suite (Berkane, 2015 et Niederberger, 2007). Le principe visuogrammique renvoie au fait d’enregistrer dans la mémoire des configurations orthographiques, en faisant « des choix orthographiques qui ne relèvent ni de la phonologie ni du sens, mais de l’aspect visuel des mots » (Daigle et Berthiaume, 2021, p. 118). L’élève observe et mémorise la forme du mot, ainsi que de la suite de lettres qui le composent (Daigle et Berthiaume, 2021).
Difficultés rencontrées en production écrite chez un enfant sourd signeur
Tableau 2 : Erreurs fréquemment observables en production écrite chez des enfants sourds signeurs (Berkane, 2015, Bourdin et al., 2016, Leuwers et al., 2019 et Niederberger, 2007)
Rappelons tout d’abord que les difficultés des sourds à l’écrit ne sont pas inhérentes à la surdité. En effet, les recherches sur l’apprentissage de l’écrit n’identifient pas de déficit langagier propre à la surdité (Dubuisson et Bastien, 1998, cité dans Perini et Leroy E, 2008, p. 81). Tout de même, ces difficultés et ces erreurs peuvent s’expliquer surtout par :
- une maîtrise incomplète de la langue française (Niederberger, 2007) ;
- un transfert négatif entre la LSQ (langue première-L1) et le français écrit (langue seconde-L2) ;
- une maîtrise incomplète des constituants de la phrase ainsi que de leur rôle syntaxique (sujet, verbe, etc.) (Leuwers et al., 2019) ;
- un enseignement pas assez explicite pour les besoins de l’élève. La difficulté ne réside donc pas dans le contenu à enseigner, mais plutôt comment il est enseigné (Duncan et Lederberg, 2018); d’où l’importance de choisir des interventions qui rejoignent les besoins et les particularités des enfants sourds signeurs (Polvanov, 2023).
Les points 1 et 2 s’expliquent de la sorte. L’enfant entendant développe une conscience syntaxique, soit l’habileté à évaluer la grammaticalité d’un énoncé, ce qui lui permet de dire qu’une phrase est syntaxiquement bonne ou non, selon les normes connues à l’oral (Daigle et Berthiaume, 2021). Cependant, l’enfant sourd, qui n’a pas reçu de stimulation auditive, a manqué ces connaissances à l’oral. Ainsi, l’enfant sourd ne dispose pas de ces connaissances pour juger de l’exactitude de ses phrases à l’écrit, ce qui explique ses difficultés en français écrit sur les plans syntaxique et morphosyntaxique.
De plus, le concept de transfert linguistique est une caractéristique fondamentale (support cognitif) dans l’apprentissage d’une L2 et expliquerait aussi ces difficultés. Selon l’influence d’une langue sur une autre, le transfert peut être positif ou négatif (Galisson et Coste, 1976 et Richards, Platt et Platt, 1972, cités dans Demchenko, 2008) et peut affecter tous les niveaux linguistiques : phonétique, syntaxique, morphologique, lexical et discursif (Towell et Hawkins, 1994, cité dans Demchenko, 2008). Le transfert n’est pas automatique ; il dépend de la distance linguistique entre la L1 et la L2 (Kellerman, 1977, cité dans Demchenko, 2008). Pour l’enfant sourd signeur, sa L1 est la LSQ et le français écrit devient sa L2. Étant donné la disparité de ces deux langues (comme exposé dans le tableau 1), le transfert est souvent négatif. Par exemple, dans la LSQ, les phrases sont construites selon un ordre des constituants différent du français, ce qui peut se refléter dans l’écrit d’un enfant sourd. Également, l’absence de signes pour les pronoms et les déterminants dans la LSQ, qui sont compris selon le contexte (Parisot et Lelièvre, 2004), peut expliquer l’usage inapproprié des pronoms et des déterminants.
Pistes et stratégies d’enseignement
Les difficultés répertoriées s’orientent surtout sur les plans syntaxique, morphosyntaxique, lexical et orthographique. Nous proposerons donc une liste de stratégies d’enseignement qui peuvent aider à pallier les difficultés de ces ordres.
Un enseignement explicite des particularités linguistiques de la LSQ :
Depuis la première année scolaire, l’enseignement devrait offrir à l’élève Sourd des opportunités d’apprentissage qui l’amènent à prendre conscience des différents paramètres linguistiques de la LSQ. Cet enseignement peut se faire de façon ludique, à travers des histoires et des jeux comme le montre l’exemple dans la figure suivante :

Figure 1 : Un enfant sourd Signeur raconte une histoire avec l’accompagnement du formateur en langue des signes qui met en exergue les différents paramètres linguistiques employés (L’Huillier, 2007, cité dans Martos Morais, 2017, p.110)
En connaissant les subtilités de sa propre langue, les élèves seront mieux outillés à comparer les structures de la langue des signes à celles du français écrit. Par exemple, l’apprentissage de la ponctuation selon le type de la phrase : en français écrit, l’exclamation est représentée par le point d’exclamation ‘!’. Alors qu’en LS, l’exclamation est intrinsèque à l’énoncé oral, à travers la mimique faciale. Souvent, à cause de sa maîtrise inconsciente, cette caractéristique peut passer inaperçue pour le signeur, ce qui pourrait expliquer les difficultés observées au niveau de la ponctuation des phrases écrites chez les élèves sourds signeurs.
L’enseignement implicite de la syntaxe française avec l’amorçage syntaxique :
Les recherches sur l’amorçage syntaxique démontrent qu’une exposition suffisante à une forme syntaxique particulière peut entraîner une augmentation de l’utilisation correcte de cette forme syntaxique par les enfants (Thomas, 2014). Plus précisément, la tâche d’amorçage syntaxique consiste à demander à l’enfant de produire une phrase à partir d’une image cible de la même manière que l’enseignant a décrit une image amorce. L’enfant ne peut pas utiliser les mêmes mots que l’amorce puisque les images sont différentes (Poletti, Le Bigot et Rigalleau, 2012). Cependant, les études montrent que les enfants sont capables de réutiliser la structure syntaxique amorcée indépendamment de la similarité lexicale grâce à la compétence linguistique (Vasilyeva et al., 2006, cité dans Bourdin, Aubry et Ibernon, 2016, p. 148). Ainsi, un enseignement lexical devrait être effectué en parallèle. L’effet de l’amorçage syntaxique est d’autant plus important si les amorces sont variées pour une même structure et présentées en alternance avec une structure opposée (Savage et al., 2003, cité dans Lantz et Péga, 2022, p. 21). Par exemple, un même nom peut être utilisé en fonction sujet dans une phrase et en fonction objet dans une autre. Afin d’optimiser l’efficacité et soutenir le transfert, il est important d’inciter l’enfant à produire la structure syntaxique ciblée, pour cela les contextes ludiques peuvent être utiles (consulter les travaux de Lantz et Péga, 2022 pour un exemple). Il est également essentiel d’assurer une fréquence suffisante et une exposition en spirale (itérative) de la structure enseignée et de recourir à des contextes de récit (Ebbels, 2014, cité dans Lantz et Péga, 2022). Les albums jeunesses à structure répétitive peuvent représenter un outil pertinent aux activités d’amorçage syntaxique auprès de jeunes enfants (Vasilyeva et al., 2006, cité dans Bourdin, Aubry et Ibernon, 2016). Dans le contexte d’une classe bilingue LSQ-français, l’utilisation de séries de livres numériques avec un équivalent en LSQ pourrait être gagnant. Une autre possibilité serait la lecture accompagnée d’une traduction des phrases en langue des signes par le formateur LSQ.
La comparaison inter-langue :
Dans une classe bilingue, il est fondamental de diriger les élèves Sourds vers une réflexion métalinguistique de la langue des signes pour ensuite passer aux spécificités du français écrit (Grosjean, 1993, cité dans Martos Morais, 2017, p. 58). Proposer à l’élève des exercices de traduction d’une langue à l’autre et l’analyse contrastive (comparer des énoncés déjà formulés dans les deux langues) est de prime pour travailler n’importe quelle notion en grammaire (Leroy et Perini, 2008). La comparaison inter-langue permet aux enfants sourds signeurs dont la L1 est la LSQ de créer des repères structuraux de la langue écrite en la comparant avec la structure de leur propre langue des signes (Vercaingne-Ménard, 2002, Lelièvre, Dubuisson et Daigle, 1998 ; Strong et DeMatteo, 1990, cités dans Martos Morais, 2017, p.75). L’enseignant peut mettre en place des activités d’apprentissage routinières pour permettre aux apprenants d’être exposés de façon explicite et quotidienne à la différence entre l’ordre des mots d’un énoncé en LSQ et en français écrit.
Le cahier LSQ-français écrit : L’enseignante peut se servir de l’outil numérique Signes pour dire (https://signespourdire.ca) pour former une phrase imagée selon la syntaxe en LSQ et les mêmes signes placés dans la page d’à côté en suivant l’ordre des mots en français comme le montre la figure suivante :

Figure 2 : Un exemple de syntaxe contrastive adapté du cahier LS-français écrit dans les travaux de Martos Morais, 2017, p.93
Enseigner de manière explicite des stratégies/procédures liées à la production de phrases (procédures syntaxiques et morphosyntaxiques) :
Voici différents exemples de stratégies qu’il serait intéressant d’enseigner aux élèves.
- L’identification des constituants : amener l’élève à identifier les grands constituants (obligatoires et facultatifs) de la phrase en français écrit et s’y rapporter lors de la production de phrases afin de s’assurer de la présence de tous les constituants obligatoires. À partir de l’effet de l’amorçage syntaxique (4.4), faire observer à l’élève les différentes structures de phrases et faire ressortir les constituants à l’aide de manipulations syntaxiques (Daigle et Berthiaume, 2021).
- La délimitation d’une phrase : demander à l’élève de formuler une phrase en LSQ et d’effectuer la traduction en français écrit (selon la structure syntaxique), ce qui aidera à délimiter la phrase. Lui expliquer de mettre une majuscule en début de phrase et un point en fin de phrase afin de la délimiter (Daigle et Berthiaume, 2021).
- L’utilité et l’usage des différents signes de ponctuation (:/./!/?) : l’élève apprend ce que chaque signe représente (quoi?) et dans quel contexte l’utiliser (quand/comment/pourquoi?). Proposer à l’élève des exemples et des contre-exemples d’usage des signes de ponctuation.
- L’identification des groupes nominaux et de leurs accords : amener l’élève à repérer les groupes nominaux et à identifier les marques d’accord dans le groupe nominal (permet de reproduire les accords dans les productions écrites). Profiter de cette tâche pour faire observer qu’un nom commun est toujours accompagné d’un déterminant (Daigle et Berthiaume, 2021) (afin d’éviter les omissions de déterminants) ;
- l’identification du verbe conjugué : amener l’élève à repérer le verbe conjugué en l’encadrant par ne…pas et vérifier son accord, puis se questionner : À quel temps et à quel mode ce verbe doit-il être conjugué ? Quel est le sujet de ce verbe et quel est son genre et son nombre ? Comment accorder ce verbe ? L’élève peut utiliser des outils de références (Antidote, recherche sur Google de la conjugaison d’un verbe, etc.).
Enseignement explicite, pluridimensionnel et multimodal du vocabulaire :
La recherche menée par Anctil, Berthiaume et Daigle (2020) a mis en évidence qu’un enseignement explicite et complet du vocabulaire, couvrant la forme, le sens et l’utilisation des mots ciblés conduit à une compréhension plus approfondie chez les élèves et à une amélioration de leur orthographe. Ces résultats sont valables aussi bien pour les élèves en difficulté que pour ceux dont le français n’est pas la langue maternelle, ce qui suggère que cet enseignement du vocabulaire profite à tous les élèves, en particulier à ceux ayant des besoins lexicaux plus prononcés. Pour des apprenants sourds signeurs, tout ce qui est fait à l’oral est alors signé.
L’enseignement explicite du vocabulaire implique une exploration en profondeur des mots, avec des démonstrations de la part de l’enseignant et une participation active des élèves, dans divers contextes permettant une manipulation orale et écrite des mots (Blachowicz et Fisher, 2010, cités dans Anctil, Berthiaume et Daigle, 2020). Ici, la manipulation multimodale se fait en LSQ et en français écrit. Selon Coyne, Capozzoli-Oldham et Simmons (2012), un tel enseignement favorise une compréhension plus approfondie des mots, allant au-delà de la simple mémorisation des définitions. Le vocabulaire est complexe, car son acquisition implique la prise en compte de différentes informations liées à la forme, au sens et à l’utilisation des mots (Nation, 2001 et Thornbury, 2002, cités dans Anctil, Berthiaume et Daigle, 2020). Ces connaissances se construisent à travers des rencontres répétées avec les mots (Baumann, Edwards et Boland, 2012, cités dans Anctil, Berthiaume et Daigle, 2020). Ainsi, lorsqu’un élève est capable de reconnaître un grand nombre de mots et d’en comprendre plusieurs aspects, cela renforce sa compétence en lecture et en écriture (Hiebert et Martin, 2009 et Nagy, 2007, cités dans Anctil, Berthiaume et Daigle, 2020).
Dans le but d’aider les enseignants, une démarche d’enseignement, tirée d’Anctil, Berthiaume et Daigle, est proposée.
Chaque semaine, deux périodes de 50 minutes sont dédiées à l’apprentissage de 12 mots spécifiques. Pendant ces sessions, les mots sont définis et explorés à travers trois types d’activités: celles axées sur la forme, le sens et l’utilisation des mots. Pour la forme, les tâches consistent à repérer les difficultés orthographiques courantes comme les lettres muettes ou les consonnes doubles, de décomposer les mots pour identifier leur racine et leurs préfixes/suffixes, ou encore de chercher des mots de la même famille ou formés à partir des mêmes affixes. Les activités sémantiques incluent la substitution des mots ciblés par des synonymes dans des phrases, l’association des mots à leurs définitions, la discussion sur l’adéquation de l’emploi des mots dans différents contextes, la création de questions pour faire deviner un mot à un camarade, etc. Quant à l’utilisation des mots, elle est enseignée à travers plusieurs méthodes, notamment en identifiant les mots qui les accompagnent souvent, en créant des phrases ou de petites histoires autour des mots étudiés, en relevant des défis d’écriture pour enrichir les phrases avec ces mots, etc. Toutes ces activités peuvent être réalisées en LSQ avec l’aide du formateur LSQ et impliquent également des exercices de lecture et d’écriture.
Développer des stratégies métacognitives et d’autorégulation :
L’autorégulation, c’est savoir organiser et ajuster les étapes d’une tâche pour atteindre son propre objectif. L’enseignement de stratégies métacognitives et d’autorégulation sont au cœur du développement de cette compétence chez les élèves. Ici, le but est d’amener les élèves à utiliser des stratégies métacognitives qui leur conviennent afin de vérifier et ainsi d’ajuster leur production écrite (voir les stratégies cognitives explicitées en 4.4). Ce processus est fondamental et est actif tout au long de la réalisation de la tâche.
Pour ce faire, des stratégies d’autorégulation spécifiques à la syntaxe peuvent être enseignées. En ce sens, les élèves sont amenés à analyser l’ensemble d’une phrase écrite afin de faire ressortir les constituants de la phrase et leur rôle syntaxique. Ceci peut se faire à l’aide de questions : De qui on parle ? (Sujet) Que fait la personne de qui on parle? (Verbe) Où\Quand se passe la situation ? (Complément). Cette stratégie permet aux élèves de mettre les éléments d’une phrase dans l’ordre de la syntaxe du français écrit (Qui-fait-quoi-où -quand). Ainsi, les élèves seront outillés à vérifier et auto-corriger leurs phrases écrites à travers la traduction en LSQ du message pour s’assurer que l’ordre donné aux mots dans leurs phrases communique bien le sens voulu.
En plus, l’élève peut se poser des questions afin de valider l’exactitude de ses phrases écrites : « Est-ce que je connais l’orthographe lexicale des mots que je produis ? Est-ce que j’ai oublié un mot ou mis un mot en trop? Est-ce que j’ai fait les accords dans le groupe nominal ? Est-ce que le verbe est bien conjugué ? Est-ce que la phrase a un sens? Est-ce que je peux m’en faire une représentation mentale ? » (Daigle et Berthiaume, 2021, p. 231 et 232). Il est à noter que chacune de ces questions ferait un objet d’enseignement explicite et contextualisé.
À travers l’enseignement explicite des stratégies et des procédures liés à la production de phrase, l’élève est invité à développer un doute orthographique. Pour cela, les enseignants doivent créer des opportunités pour les élèves d’exprimer leurs idées par écrit et adopter une approche pédagogique qui les encourage à discuter de leurs productions écrites. Les élèves sont invités à écrire des phrases tout en partageant leurs réflexions sur les stratégies qui pourraient les aider à les orthographier correctement, puis à comparer leurs hypothèses orthographiques (Charron, 2006, cité dans Villeneuve-Lapointe et Charron, 2018).
Stratégie visuo-graphique : permet de contrer les erreurs visuelles (omission/inversion des lettres). En cas d’erreur orthographique, l’élève reçoit une rétroaction par un intervenant ou s’autovérifie dans un dictionnaire (ex.: Antidote) (Daigle et Berthiaume, 2021). L’élève est invité à comparer son produit (ordre et présence des lettres) avec la norme et à analyser l’écart : « C’est l’observation de la forme normée et la prise en compte des caractéristiques orthographiques spécifiques du mot à écrire qui favorisera la création ou la révision de la représentation orthographique » (Daigle et Berthiaume, 2021, p. 163). L’élève peut aussi tracer le « contour du mot » afin de l’aider à enregistrer sa forme en mémoire (Daigle et Berthiaume, 2021, p. 166) et répéter l’ordre des lettres.
Proposer, enseigner et modéliser à l’élève l’usage d’outils technologiques compensatoires :
- Un prédicteur de mot : aide l’élève à orthographier les mots ou à compléter une phrase, notamment quant au choix et à l’emplacement des déterminants, des pronoms et des mots dans la phrase selon les normes syntaxiques de la langue française. Il permet aussi d’éviter de manquer un constituant obligatoire (Dupont et al., 2022) ;
- Le site Web signespourdire.ca : aide l’élève à construire des phrases à l’aide de mots signés et à trouver l’orthographe d’un mot correspondant à un signe (voir le guide pour enseignants https://signespourdire.ca/Content/login/SPD-GuideEnseignant.pdf) ;
- L’élève peut rechercher une phrase complète sur Google (Dupont et al., 2022);
- L’élève peut faire réviser son texte à l’aide d’Antidote (Dupont et al., 2022).
Conclusion
Dans la première partie de ce travail, nous avons examiné les différences dans le processus d’apprentissage de l’écriture entre les enfants entendants et les enfants sourds. Nous avons ensuite entrepris une étude contrastive des particularités de la langue des signes en comparaison avec le français écrit afin de clarifier les aspects du transfert linguistique impliqués dans ce processus d’apprentissage. En analysant la typologie des erreurs, nous avons relevé certaines spécificités de l’écriture des scripteurs sourds ainsi que les manifestations des difficultés qu’ils rencontrent. Ce qui nous a amené à présenter le potentiel d’apprentissage de différentes méthodes didactiques bilingues permettant à l’apprenant sourd de consolider ses connaissances de la LSQ, sa L1, qui serviront comme base à l’apprentissage du français écrit. À cet effet, les travaux de Leroy et Perini (2008) soulignent que l’identification avec la langue française dans la communauté sourde est un processus complexe qui reste profondément influencé par des facteurs personnels, linguistiques, sociaux et identitaires. L’insécurité linguistique pouvant être ressentie par les Sourds face au français peut engendrer des stratégies d’évitement et un sentiment de blocage, particulièrement lorsque ceux-ci communiquent avec des entendants (Leroy et Perini, 2008). En comprenant et en agissant sur ces dynamiques spécifiques, il est possible de favoriser les facteurs de réussite dans l’apprentissage de l’écrit par l’enfant sourd. Ainsi, nous croyons que l’éducation bilingue permet de renforcer une base identitaire solide et de soutenir le développement d’un rapport à l’écrit positif chez les apprenants sourds. Cependant, dans l’état actuel au Québec, l’éducation bilingue rencontre différents obstacles, entre autres : la rareté des écoles offrant le programme bilingue pour les sourds, la formation et le soutien offerts au personnel enseignant de classes bilingues, le manque de reconnaissance de la LSQ comme langue d’enseignement et langue officielle au Québec ainsi que l’absence d’un programme de formation structurant la progression de l’apprentissage des élèves sourds signeurs en éducation bilingue au sein de l’école québécoise (Letsher, Dupont et Berthiaume, sous presse).
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