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L'apprentissage de la conjugaison en français écrit pour les enfants sourds signeurs

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Article rédigé par Gaëlle Dorival-Lazard, Carine Majarian, Roxanne Martineau et Marianela Read-Rainville
Étudiantes à la maîtrise en orthopédagogie de l’Université de Montréal (dans le cadre du cours Handicaps sensoriels et apprentissage) – Août 2024

Révisé par Audrey Dupont

Dans l’histoire moderne de l’enseignement, un des changements importants est le mouvement prônant une école véritablement inclusive (Prud’homme et al., 2011). Cette évolution a entrainé un changement de paradigme, visant à offrir à tous les élèves, indépendamment de leurs différences, un accès équitable à une éducation de qualité dans leur école de quartier à l’intérieur de classe ordinaire (Prud’homme et al., 2011). Cependant, malgré ces avancées, les élèves sourds signeurs, c’est-à-dire dont la langue première (L1) est la langue des signes (LS), continuent de rencontrer des défis spécifiques dans leur parcours éducatif, notamment en ce qui concerne l’apprentissage de la langue écrite.

Le système de la conjugaison comporte plusieurs aspects : le verbe est composé d’un radical (ex. pour le verbe conjugué j’aimais, le radical est aim) et d’une terminaison (ex. pour le même verbe, la terminaison est –ais) (Laporte et Rochon 2015). Le radical, la première partie du verbe, donne un sens au verbe. La terminaison, la seconde partie du verbe, change en fonction du mode, du temps, de la personne et du nombre. Dans l’exemple précédent, le mode est l’indicatif, le temps est l’imparfait, la personne est première et le nombre est singulier. Le schéma suivant illustre les différents concepts connexes au verbe.

figure 1 - Le système de conjugaison

Figure 1. Le système de conjugaison. Inspiré de Laporte et Rochon (2015).

Pour l’enfant tout-venant, l’apprentissage de la conjugaison se fait souvent implicitement au contact de son entourage avec qui il entre en interrelation et, de la sorte, il n’est pas rare que l’enfant entendant soit en mesure d’accorder à l’oral le verbe en fonction du mode, du temps, de la personne et du nombre avant même son arrivée à l’école (Marquis et al., 2012).

Au Québec, la langue des signes québécoise (LSQ) est une langue à part entière (Association du Québec pour enfants avec des problèmes auditifs [AQEPA], 2024-b). C’est-à-dire qu’elle présente notamment une phonologie, une syntaxe et une grammaire qui lui sont propresest propre (AQEPA, 2024-a). Ainsi, lorsqu’ils entrent en milieu scolaire, les élèves sourds signeurs sont confrontés à une autre langue, le français; langue à laquelle certains auront été confrontés à l’écrit grâce à la littérature jeunesse, à des revues, etc., mais pour laquelle ils n’ont souvent qu’une connaissance parcellaire (Letscher et al., 2013). Ainsi, comme il existe un certain nombre de différences entre la langue écrite et les langues des signes, les élèves signeurs se retrouvent souvent en difficulté alors qu’ils tentent d’apprendre une langue seconde.

Une de ces différences concerne l’usage des pronoms et l’accord des verbes. Si ceux-ci posent souvent problème à l’enfant tout-venant, il en va d’autant plus pour les élèves sourds signeurs, que ce soit dans la compréhension ou dans l’expression linguistique (Ministère de l’Éducation Winnipeg, 2021). Ces élèves rencontrent effectivement davantage de difficultés dans l’utilisation des pronoms en français écrit, étant donné le peu de pronoms dans les langues des signes (Nève, 1996). Ainsi, le transfert linguistique entraine souvent l’omission ou la confusion des pronoms chez ces élèves (ex. Ce livre lui appartient versus Livre appartenir lui.) (Niederberger, 2007). De plus, l’expression du pluriel lors de la conjugaison diffère entre la LS et le français écrit, ce qui peut entrainer des erreurs d’accord de verbes (Sallandre et al., 2021). Par exemple, en français, pour marquer le pluriel d’un verbe, on change le pronom et la terminaison : il -ait devient ils -aient. Dans les langues des signes, la conjugaison est exprimée différemment et selon le contexte de la phrase : on ajoute un nombre (ex. 3 voitures), on répète le signe à plusieurs reprises pour marquer une quantité indéterminée, mais qui pourra varier selon la quantité de répétitions du signe (ex. quelques voitures versus plusieurs voitures) ou encore on balaie une zone de l’espace avec une main et le regard (ex. une grande étendue où se trouvent des voitures) (Sallandre et al., 2021).

Comme il y a une absence de conjugaison dans les langues des signes, la conjugaison en français peut poser un défi. Par exemple, en français, pour marquer le temps, la terminaison du verbe va indiquer au lecteur si l’action se passe au passé, au présent ou au futur. En langue des signes, le verbe est essentiellement exprimé à l’infinitif et c’est le contexte de la phrase qui indique le moment de l’évènement décrit (ex. hier, demain, etc.) (Nève, 1996; Jeanne et al., 2012).

L’absence de conjugaison dans la langue des signes peut occasionner des difficultés chez les élèves sourds signeurs quant à l’expression en français écrit, ce qui pourrait donner des textes moins précis et fluides. Ceci aurait une conséquence sur leur performance dans divers contextes académiques et sociaux (Nève, 1996). De plus, les difficultés syntaxiques peuvent entrainer des malentendus et des obstacles dans la communication et dans la production écrite (Dubé et Lelièvre, 2001, cités dans Ballard et al., 2022; Sallandre et al., 2021). Cette barrière linguistique peut entraver leur participation active en classe et conséquemment leur développement social et leurs apprentissages.

L’organisation des composantes de la phrase pose à son tour un défi. L’ordre à préconiser en français écrit va comme suit : sujet-verbe-complément, où le complément est optionnel. Celui-ci est essentiel pour la construction des phrases en français (ex. Je veux manger de la pizza). L’ordre des composantes peut être modifié chez les élèves sourds signeurs en raison des différences syntaxiques entre la LS et le français écrit (ex. Pizza moi manger veux.) (Dubé et Lelièvre, 2001, cités dans Ballard et al., 2022; Sallandre et al., 2021). Cette confusion syntaxique peut entrainer des erreurs dans la construction des phrases telles que la conjugaison de verbes et des difficultés de compréhension, par exemple dues à la distance entre le pronom et le verbe.

Comme la majorité des enfants sourds grandissent dans des foyers avec des parents entendants (Levesque et al., 2023), ils ne peuvent souvent pas être des modèles langagiers en LSQ puisqu’ils ne la maitrisent pas. L’absence de modèle langagier en LSQ (Ballard, Tanguay, Diaconu et Djioua, 2022) et le manque de transfert ou de lien possible entre la LSQ et le français écrit (Daigle, Parisot et Villeneuve, 2010) peuvent dès lors compliquer l’apprentissage de la conjugaison. En effet, comme dans toutes les langues, l’absence d’une base solide dans la L1 peut rendre difficile l’acquisition des règles grammaticales et syntaxiques d’une deuxième langue (Besse, 2007).

À la suite de ces constats, une question demeure : Comment faciliter l’apprentissage de la conjugaison lors de la production en français écrit pour un élève sourd signeur issu d’une classe ordinaire?

Différentes solutions sont envisageables pour favoriser le passage de la langue des signes au français écrit. Pour la conjugaison, il est recommandé d’opter pour du support visuel (ex. des tableaux d’ancrage sur la conjugaison) sur les murs et de prendre le temps d’en discuter avec les élèves (Kuntze et al., 2014). Toutefois, si les affiches ne sont pas expliquées, elles deviennent inutiles et encombrent l’espace, faisant office de distractions plutôt qu’une aide à l’apprentissage. De même, il serait intéressant d’utiliser des outils variés comme les surligneurs de couleurs distinctes pour visualiser la composition du verbe (radical-terminaison) et ainsi faciliter leur mémorisation. Néanmoins, si les élèves surlignent tout le verbe de la même couleur, ils ne sauront différencier le radical de la terminaison, d’où l’importance de les guider dans la mise en place de la stratégie.

Une autre solution serait d’utiliser les deux langues simultanément pour aider l’enfant à créer des connexions sémantiques entre les mots utilisés en français écrit et les signes de la LSQ (Ballard et al., 2022). Par exemple, il serait possible de s’inspirer de la grammaire en 3D pour aider l’élève à manipuler les structures grammaticales, comme en associant correctement plusieurs étiquettes de pronoms, de radicaux et de terminaisons ensemble (ex. je + fai- + -s). 

Une autre façon de favoriser l’apprentissage de la conjugaison pourrait être de travailler la conscience métalinguistique et l’analyse de mots pour soutenir le transfert d’une langue à l’autre (Ballard et al., 2022). Toutefois, en classe ordinaire, comme la personne enseignante n’a pas nécessairement des connaissances suffisantes pour faire des parallèles entre la langue des signes et la langue écrite, il peut difficilement travailler avec l’élève la conscience métalinguistique dans cette langue. Dans ce sens, le seul acteur qui pourrait rendre les informations plus accessibles est l’interprète. Cependant, il devrait alors sortir de son rôle de traducteur pour décomposer un signe en constituants plus petits (comme on peut découper un mot en lettres) (Vercaingne-Ménard, 2003). Une limite serait dans ce cas-ci le fait que l’interprète n’a pas la responsabilité d’expliquer les notions enseignées. Dans le cas contraire, il sortirait de son code de déontologie. De plus, ce ne sont pas tous les interprètes qui sont à l’aise avec ce rôle et cette solution peut parfois être difficile à appliquer.

Finalement, une façon de rendre l’apprentissage de la conjugaison plus accessible aux élèves sourds signeurs est d’opter pour l’enseignement explicite (Kruger et Tomasello, 1996, cités dans Deleau, 2007). Celui-ci peut permettre de mobiliser différentes compétences chez l’élève. Par exemple, il est possible de demander aux élèves d’observer la terminaison des verbes, d’établir des ressemblances ou des différences selon les pronoms et d’émettre des hypothèses sur ces variations (Daigle, Parisot et Villeneuve, 2010). Il pourrait également être intéressant de regarder les différentes façons d’exprimer le passé, le présent et l’avenir en LSQ et en français (Vercaingne-Ménard, 2003). Toutes ces questions pourraient être présentées souvent sous forme d’associations, de phrases à remettre dans l’ordre, de textes troués, etc. Par exemple, les élèves auraient à associer une image à un pronom et un verbe (ex. l’image d’un garçon qui mange + les mots il mange) ou remettre en ordre des phrases comprenant des connecteurs temporels, des pronoms et des verbes conjugués. Aussi, à partir d’informations qui pourraient être fournies aux parents, ces exercices pourraient être faits à la maison lors de la période de devoirs, par exemple. Cependant, il faut prendre en compte que l’enseignement explicite peut être demandant pour tous les élèves puisqu’il crée une surcharge de la mémoire de travail (Bocquillon et al., 2020).

D’autres pistes de solutions à plus grande échelle pourraient être envisagées, notamment en exemptant les élèves sourds signeurs du cours d’anglais langue seconde, puisqu’il s’agit pour eux d’une troisième langue et quatrième langue (anglais écrit et American Sign Language). Ainsi, le temps consacré initialement à ce cours pourrait permettre aux élèves de consolider les apprentissages avec une personne qui est à la fois interprète et orthopédagogue. En revanche, cette solution ne revient pas aux enseignants à eux seuls et devra être sujette d’une réflexion gouvernementale.

Bibliographie

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Ballard, Tanguay, Diaconu et Djioua, (2022). L’apprentissage de la lecture et de l’écriture chez l’élève sourd signeur. Association du Québec pour enfants avec problèmes auditifs (AQEPA). https://aqepa.org/apprentissage-lecture-et-ecriture/ 

Besse, A.-S. (2007). Caractéristiques des langues et apprentissage de la lecture en langue première et en français langue seconde: perspective évolutive et comparative entre l’arabe et le portugais [thèse de doctorat, Université Rennes 2]. HAL Science. https://theses.hal.science/tel-00267662

Bocquillon, M., Gauthier, C., Bissonnette, S. et Derobertmasure, A. (2020). Enseignement explicite et développement de compétences : antinomie ou nécessité? Formation et profession, 28(2), 3–18. https://doi.org/10.18162/fp.2020.513

Daigle, D., Parisot, A.-M. et Villeneuve, S. (2010). Évaluation sur la perception et les besoins d’implantation d’une approche bilingue LSQ / français au Québec. Université du Québec à Montréal. https://lsq.uqam.ca/sites/default/files/Rapport%20OPHQ.pdf

Deleau, M. (2007). 2e après-propos : Surdité et psychologie : d’une approche sensorielle à une approche écologique développementale. Enfance, 59(3), 298-309. https://doi.org/10.3917/enf.593.0298 

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Jeanne, G. H., Seeli, J., Ledegen, G. et Blondel, M. (2012). Les contacts du français, du créole et de la LSF dans les écrits-sms. CLAIX, (24), 171-186. https://hal.science/hal-00879338/

Kuntze, M., Golos, D. et Enns, C. (2014). Rethinking Literacy: Broadening Opportunities for Visual Learners, Sign Language Studies, 14(2), 203-224. https://www.jstor.org/stable/pdf/26190870.pdf?

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